Que nous apprend le comportement des Indiens sur la route ?

Lorsque je compare la façon de conduire des gens ici, dans le sud Indien, et notre façon à nous de conduire en Europe, je suis frappé par ce que cela révèle de chacun de nous.

Dans le sud Indien, lorsque l’on prend la route la première fois, que ce soit en voiture, en tuk tuk ou en moto, c’est un choque. C’est tout simplement le chaos, l’anarchie, la pagaille. Et très bruyant, car tout le monde klaxonne comme un dément. Mais une fois le choque surmonté, on se pose la question comment se fait-il que des collisions ne se produisent pas à tout bout de champs ? En y regardant de plus près, on se rend compte que derrière la folie apparente, il y a un modèle de comportement inhérent, comme dans tout système chaotique. Un modèle avec des règles implicites, que tout le monde suit intuitivement, et qui justement évite que tout cela ne finisse en désastre. Je m’explique.

C’est vrai, tout le monde ignore le code de la route. Il a bien fallu l’apprendre, ce code, pour passer son permis. Mais ça c’était simplement une formalité, pour obtenir le bout de papier. Après quoi, vous pouvez l’oublier, car personne n’y adhère.

Il faut savoir également, qu’il n’y a pratiquement pas de signalisation ou feux rouges, sauf dans les grands centres urbains, à certains croisements, où cela devient impératif (avec surveillance électronique pour émettre des amendes automatiques). Autrement, les gens les ignorent plus ou moins délibérément.

Dans la cohue qui existe sur la voie publique, tout le monde cherche à pousser son avantage, pour arriver plus vite à destination. À la moindre occasion pour se faufiler, avec seulement quelques centimètres ici ou là, en pratiquant momentanément une sortie de route (très peux de trottoirs ici), ou en franchissant une ligne continue, vous pouvez être certain que le premier venu, particulièrement s’il est en tuk tuk ou en motto, va saisir l’occasion. Garanti. Chacun pense que si ça coince, cela se décoincera d’une façon ou d’une autre, même s’il faut donner un coup de volant à droite ou à gauche, pour faciliter la chose. Et, après moult coups de klaxons, la circulation reprend son court, comme un fleuve puissant. Et les voilà reparti, doublant à tour de bras, parfois meme à contre sens, si cela permet d’aller plus vite… Oubliez le code. Faut y aller au culot.

Ce chaos apparent me rappelle un peu une murmuration d’étourneaux, comme on en voit parfois en fin de journée au-dessus de nos champs à l’automne.

Une murmuration en fait obéit à trois principes :

  • Séparation: éviter la collision avec quiconque, que ce soit un gros véhicule, une voiture, une moto, une vache sacré, un humain ou que sais-je d’autre que l’on trouve sur la route.
    • Alignement: toujours rester dans la mouvance et se maintenir dans le fil de la direction générale, en évitant à tout prix un brusque virage d’un coté ou de l’autre.
    • Cohésion : toujours veiller à retourner vers la direction générale (c.a.d. la route), même si momentanément il a fallu en sortir pour contourner un obstacle, ou se faufiler à la sauvette.

Bien sûr que tout le monde veut éviter l’accident, en allant aussi rapidement que possible. L’énergie que l’on sent sur la route est palpable. Tout le monde est pressé, comme si quelque chose d’important était en jeu (quoi au juste, personne n’en est bien sur).

Cependant, et c’est ce qui me semble important ici, aussi frénétique et bruyant soient-ils, personne n’agit avec colère ou vous lance un regard assassin. Tout le monde considère que nous sommes dans le même bateau. Quand un motard roule pratiquement au milieu de la route et que vous approchez en voiture, vous klaxonnez pour lui signaler votre présence. Ce n’est pas pour lui dire de se pousser pour vous laisser passer. Il n’en a pas la moindre intention. Il continue à bavarder avec son passager, ou à parler sur son portable, ou simplement à jouir de la belle journée, avec ses jambes paresseusement écartées de part et d’autre pour le courant d’air. Il ne va meme pas regarder dans son rétroviseur. Il vous a entendu, et si la route le permet, allez-y et doublez. Sinon attendez un meilleur occasion. Et restons calme.

Pas d’acrimonie ou colère, c’est ça qui est le plus frappant. Des millions de gens circulent constamment, klaxonnent comme des effrénés, mais sans agressivité. Pour rappel, le Tamil Nadu comptent 76 millions d’habitants contre les 69 millions en France, et vivent sur une superficie qui est plus de 4x plus petite que la notre !

Tout ceci jette une lumière inconfortable sur notre propre comportement en Europe. Ça révèle à quel point nous pouvons être colérique, particulièrement en prenant le volant.

En prenant le volant, nous entrons dans notre bulle à nous, avec nos insécurités, notre égocentrisme à la va comme je te pousse.

“Non mais pour qui il se prend ce type de me klaxonner ! Quel culot.”

“Et elle, elle a trouvé son permis dans une pochette surprise ?”

Pourquoi une telle différence ? Je me demande si cela n’a pas trait au role que joue la religion en Inde. Dans ce pays, beaucoup de gents sont religieux (plus d’un 1/3 par conviction profonde, 1/3 au-cas-ou, et le reste pas vraiment mais on reste respectueux de la culture). Nombreux sont ceux qui semblent animés par quelque chose de plus important qu’eux-memes. Ils semblent que beaucoup pensent à leur karma (née de la réincarnation) à faire quelque chose de manifeste, pour recevoir en retour l’énergie positive qui peut rejaillir sur vous. Bien sûr chacun se bat pour se frayer un passage, escalader la pyramide humaine, repousser la concurrence constante autour de soi, ou tromper son voisin pour soutirer un avantage. Mais nonobstant, cela ne veut pas dire qu’on ne puisse etre au service d’une cause supérieure, une cause qui va permettre de progresser, même un peu, mais pas au détriment de ceux qui vous entourent. Ils sont simplement trop nombreux pour que cette approche marche.

“Non mais tu rêves !”, je vous entends dire. Les Indiens sont tout aussi susceptibles d’être des mercenaires sans pitié que n’importe qui en Occident. C’est vrai. Il y de vrais requins, et même multi-milliardaires, ici comme partout, et peut être même plutôt plus que partout.  

Bien sur, c’est vrai. Mais je fais plutôt référence aux centaines de millions en dessous, de gents qui semblent être en paix avec eux-memes, qui acceptent leur lot plus facilement que beaucoup chez nous, sans colère, sans ressentiment, avec une certaine sagesse. Et sans arrogance, car celle-ci ne peut que vous causer des ennuis.

Un accident ici est souvent un désastre pour les deux partis. Dégâts physiques et matériels, perte de revenus; pour la majorité des gents un accident est chose sérieuse.

Pendant que je visitais le sud en voiture, où j’ai quand meme fait plus de 3,000km, j’ai été témoin de conduite risquée, idiote, presque inconsciente. Et pourtant je n’ai pas vu un seul accident. Un pur hasard, certes, car des accidents il y en a beaucoup. Et parfois mortels. Mais ça c’est dû le plus souvent à de la malchance, plutôt que de l’inconscience ou un excès d’arrogance. Car si l’attroupement qui se forme immanquablement après un accident, en l’espace de quelques minutes, conclut qu’un des conducteurs s’est comporté de façon téméraire ou arrogante, la réaction peut être vive et immédiate envers le coupable. Coups de batons répétés, pouvant aller même jusqu’à une forme d’execution sommaire par la foule.

Oui, nous sommes en effet très différents des Indiens.  Mais plus civilisés ?