Auschwitz

Aussi loin que je me souvienne j’ai voulu visiter Auschwitz. 

Annie, qui ne supportait pas de voir ou de lire quoi que ce soit sur les atrocités de guerre, avait toujours refusé même d’envisager l’idée. Le simple fait de regarder un documentaire ou film sur de tels événements la bouleversait. Non pas parce qu’elle ne croyait pas que cela s’était produit. Elle y croyait bel et bien, ayant eu un oncle qui avait été déporté à Auschwitz, suite à une dénonciation anonyme auprès des forces d’occupation allemandes, sur la base d’accusations montées de toutes pièces. Pour elle, tout cela était une manifestation hideuse de l’esprit animal enfoui au plus profond de nous, envers quoi elle avait une réaction viscérale, au-delà des mots.

Quant à moi, je ne suis pas sûr de pouvoir attribuer ma compulsion à quoi que ce soit en particulier. Si j’y réfléchis bien, j’ai toujours été perplexe face à deux phénomènes entremêlés, qui m’ont à la fois fasciné et subjugué.

Le premier est d’essayer d’imaginer comment on peut adhérer aveuglément à une idéologie implacable et démente, menant à des actions barbares, tout en étant, par ailleurs, un être humain rationnel et éduqué, issu d’un pays de haute culture. Le phénomène de l’émanation d’une psychose à la Jekyll et Hyde, au sein d’une nation graduellement envoutée par le charisme colérique d’un psychopathe m’a toujours fasciné.

Par ailleurs, et tout au long de ma vie, j’ai eu une antipathie presque viscérale envers l’autoritarisme, l’abus de pouvoir et la malveillance à visage découvert.

Lorsque j’étais étudiant, j’avais lu “Trouvez un sens à sa vie” de Victor Frankl. Ce petit livre m’avait profondément impressionné. Il m’impressionne toujours d’ailleurs. Dans son ouvrage, Frankl montre comment un homme peut garder un esprit rationnel et maitriser sa volonté de survie, tout en subissant les humiliations les plus dégradantes et atroces qu’un système puisse infliger à un autre être humain.

Comment peut-on garder sa santé mentale lorsque l’on est réduit à un corps sans poils ou cheveux, sans autre identité que celle d’un numéro tatoué sur le bras, tout en craignant constamment la mort soudaine, la faim, le froid mordant, un inconfort physique douloureux, etc. Comment endurer une telle torture tout en gardant une santé relative ? J’avais aussi lu le livre de Primo Levi “Si c’est un homme”. Comme Frankl, il aussi a connu Auschwitz. Une scène est restée indélébile dans ma mémoire. Celle ou peux après son arrivée en train, un soir d’hiver, on lui a demandé de se déshabiller complètement, puis de marcher vers un officier SS, debout dans un baraquement, lequel, après un regard rapide, et d’un simple mouvement de la main, lui indiqua de prendre la porte de gauche derrière lui. Bien sûr, Levi n’avait aucune idée où l’une ou l’autre des portes menaient. Ce n’est que plus tard qu’il découvrit que la porte de gauche signifiait les travaux forcés, tandis que la porte de droite menait directement à la chambre à gaz.

J’ai aussi visionné de nombreux films et documentaires (Shoah par exemple). J’avais entendu ou participé à des discussions où certaines personnes (trop nombreuse pour mon goût) soutenaient que tout ça était une aberration de l’histoire, qui avait peu de chance de se reproduire. Ah vraiment ? Et quoi penser des évènements du Cambodge, du Kosovo, du Rwanda par exemple ? Autres aberrations historiques accidentelle ? Pour moi, la bestialité humaine reste toujours là, enfouie dans le cœur et l’esprit humain. Nous sommes des descendants du règne animal. Nous portons en nous encore des instincts primitifs au fond de notre inconscient. Sous certaines conditions, ces instinct peuvent se réveiller lorsque, par exemple, nous croyons notre survie en jeu.

Tout ça a continué à remuer quelque chose en moi, je ne sais d’où, et m’a poussé, après la mort d’Annie, à finalement aller voir Auschwitz par moi-même.

Le vaste complexe d’Auschwitz se situe à environ 65 km au sud de Cracovie. À l’origine, c’était un ancien camp militaire  abandonné par l’armée polonaise. Une fois investi par l’armée nazie, en 39-40, les SS et la police, utilisant le travail forcé, ont dégagé une zone d’environ 40 km2, comme “zone de développement”, réservée à l’usage exclusif d’un nouveau camp agrandi.

Aujourd’hui, lorsqu’on arrive à Auschwitz en bus climatisé, on a l’impression de se préparer à visite d’une sorte de parc à thème. De grandes installations de stationnement modernes, avec des panneaux clairs et conviviaux vous invitent vers l’entrée du complexe, avec ces tourniquets, boutiques de souvenirs et machines à café. On ne peut encore rien voir du camp proprement dit depuis cette zone d’arrivée. Une fois franchi le grand hall d’accueil, il faut longer une sentier en béton à moitié enfouie, avec des haut-parleurs qui diffusent discrètement des noms de victimes mortes au camp. On arrive finalement à la célèbre entrée en fer forgé “Arbeit macht frei” (le travail rend libre), avec ses incontournables baraques en bois et sa barrière basculante – l’ancienne entrée d’Auschwitz I.

Les Nazis ont d’abord utilisé les casernes abandonnées comme lieu d’internement pour prisonniers de guerre polonais et russes. Très rapidement, cependant, les choses ont pris un tournant pour le pire. La brutalité de nombreux gardiens psychopathes s’est vite fait jour, car tout était permis et la vie de l’adversaire ne pesait pas lourd. Beaucoup de prisonniers sont torturés, pendus ou abattus en toute impunité. Les baraquements existants abritaient environ 15 000 prisonniers, chiffre qui a ensuite bondi à 20 000. Moins d’un an après leur arrivée, les SS ont commencé à expérimenter le gaz Zyklon B dans le sous-sol d’une des baraques, pour tester son efficacité comme gaz mortel. Pendant ce temps la, à Berlin, l’idée de la Solution Finale à la question juive était en train de prendre forme, avant d’être rapidement arrêtée dans les grandes lignes. Un projet massif fut ainsi élaboré, visant à monter à échelle industrielle ce qui n’avait été qu’expérimental dans certains baraquements d’Auschwitz I. Soyons francs: lorsque les Allemands industrieux s’y mettent, ils sont imbattables pour organiser les choses de manière à répondre aux exigences de la tâche, aussi immenses soient-elles. 

En octobre 1941, soit moins de deux ans après le début de la Seconde Guerre mondiale, les Nazis avaient défini leurs objectifs et ont commencé à rapidement entreprendre la construction d’Auschwitz II, surnommé Auschwitz-Birkenau. Ce deuxième camp était adjacent à Auschwitz I, pour profiter de son accès ferroviaire.

Une logistique à grande échelle commença à s’organiser, pour assurer le transport des centaines de milliers de personnes, provenant des quatre coin de l’Europe occupée, vers Auschwitz, vu par les autorités comme un emplacement idéal pour mettre à exécution la Solution Finale (5 autres camps d’exterminations et un nombre encore plus important de camps d’internement ont été rajoutées rapidement par la suite). Auschwitz-Birkenau allait devenir la plus grande partie du complexe d’ensemble, 35 fois plus grand qu’Auschwitz I.

L’objectif était double. C’était un camp d’extermination pour les centaines de milliers de personnes jugées inaptes au travail forcé, mais aussi un camp de concentration pour ceux qui pouvaient aider avec leur labeur la machine de guerre pour soutenir la victoire de l’armée.

Organisé comme une usine, pour d’un coté le stockage humain pour le travail forcé et par ailleurs une usine de mise à mort à l’échelle industrielle pour le reste. Cela exigeait une arrogance suprême.

Chaque convoi, transportant jusqu’à 2 500 personnes à la fois, arrivant de jour ou de nuit, passaient sous la célèbre tour de contrôle des trains de Birkenau et s’arrêtaient le long d’un très long quai de terre battue: la zone de triage. Les hommes, les femmes et les enfants descendaient sur cette avenue de terre battue longue et large, à ciel ouvert.

 

On leur demandait de s’aligner, puis d’avancer progressivement sur le quai, jusqu’à un endroit où un officier SS, debout, les triait rapidement. D’un coup d’œil, il décidait si la personne était assez forte pour le travail forcé (ou les expériences), et lui disait de tourner à gauche, ou si elle était jugée inutile et lui indiquait d’aller à droite. À droite signifiait directement vers les chambres à gaz, ce dont personnes avaient bien sûr la moindre idée. Tout cela dans le calme, le bon ordre et avec de la musique de temps en temps. Ceux qui se dirigeaient à droite, étaient avisés qu’ils allaient vers des douches pour être désinfecter. Entre 10 et 12 000 personnes par jour étaient ainsi tuées lorsqu’à plein régime, en général dans l’heure qui suivait leur arrivée. Les quatre crématoires à l’extrémité du complexe, (tous dynamités par les SS en fuite à l’arrivée des Russes en 1945) pouvaient traiter jusqu’à 20 000 corps par jour. Ceux qui étaient sélectionnés pour le travail forcé étaient emmenés dans leurs baraquements. Auschwitz-Birkenau, tout en étant un centre de mise à mort industriel, était aussi un énorme camp de travail, qui pouvait abriter jusqu’à 90 000 personnes à la fois.

Quant à Auschwitz III, il a été construit plus tard, à proximité d’une usine d’IG Farben (la même grande entreprise industrielle qui produisait le gaz Zyklon B). Progressivement, jusqu’à 50 installations satellites supplémentaires furent ajoutées par la suite, toutes destinées au travail forcé spécialisé. Tel était le sens grossier de “Arbeit macht frei”.

Si dans certaines des baraques encore debout à Auschwitz I, on peut voir des expositions déchirantes (chaussures, cheveux, lunettes, etc.), Auschwitz-Birkenau vous laisse atterré par son ampleur et son organisation impitoyable. Rien qu’en regardant le plan, on voit qu’il s’agissait d’un gigantesque complexe, implacable, conçu pour sélectionner des corps valides par dizaines de milliers pour aider l’industrie allemande et la machine de guerre.

Le reste, et ce reste représentait un groupe au moins 10 fois PLUS NOMBREUX que le premier, c’est à dire tous ceux qui n’avaient pas été sélectionnés comme apte au travail, étaient tués en masse. Tués et incinérés le plus rapidement possible. L’énormité de ce massacre dépasse l’imagination.

On estime que les SS ont ainsi déporté au moins 1,3 million de personnes vers le complexe d’Auschwitz entre 1940 et 1945. Parmi les déportés, environ 1,1 million furent assassinées.

Le jour où j’ai visité le camp était une journée d’été ensoleillé. Je frémis en pensant à ce que cela devait être en hiver. De nombreuses baraques ont été rasées, mais le plan et les fondations sont toujours visibles. En marchant dans le camp, j’ai senti un voile de tristesse étrange s’abattre sur moi. Aucun mot peut décrire l’horreur que l’on ressent. Rien ne peut traduire la souffrance, la brutalité et la bestialité sans remord qui régnaient dans cet lieu. Et dire qu’il y avait 5 autres camps d’extermination semblables en Pologne occupée. Le nombre total de victimes a été “officiellement” chiffré à 6 millions, mais qui sait quel était le véritable nombre. Bien plus important sans aucun doute.

J’avais besoin de voir Auschwitz. Je sais que je n’oublierai jamais ce que j’y ai vu : la manifestation de la bestialité humaine qui sommeille au fond de chacun de nous.