Le zero – un concept Hindou

Vous êtes-vous déjà demandé à quel point nos racines culturelles façonnent notre pensée, même quand nous cherchons à nous en éloigner ? Au fil de mes pérégrinations en Inde, cette question commence à prendre un sens.

J’ai longtemps été intrigué par la manière dont la science occidentale se débat avec certains concepts. Prenez la physique quantique par exemple – après un siècle, nous peinons encore avec la dualité onde-particule et la réalité probabiliste. Ou encore notre façon d’enseigner la géométrie euclidienne alors que nous vivons dans l’espace-temps courbé d’Einstein.

Mais quelque chose a fait tilt pendant pendant ce voyage solitaire à travers l’Inde. Au milieu de ses millions d’âmes et de sa sagesse millénaire, je suis tombé sur une histoire qui jette un nouvel éclairage : celle de Brahmagupta, mathématicien du 7ème siècle, originaire du Rajasthan.

Brahmagupta a écrit deux ouvrages – l’un théorique (“L’Ouverture de l’Univers“) et l’autre pratique (joliment intitulé “Bouchée Comestible“). J’adore ce titre, car j’ai toujours cherché des “bouchées digestibles” pour appréhender les notions abstraites. Particulièrement en maths et en physique, matières où je n’ai jamais brillé, mais qui m’ont toujours fascinées.

 Son éclair de génie ? Voir le zéro non pas comme un simple marqueur, mais comme un concept à part entière.

L’histoire est passionnante : les mathématiciens hindous ont développé nos chiffres familiers (1-9) vers 300 av. J.-C. Le zéro est d’abord apparu comme un modeste point sur une inscription en pierre. Il s’est ensuite transformé en cercle béant, servant à séparer les ordres de grandeur (dizaines, centaines, milliers). Durant les 900 années suivantes, les marchands hindous ont adopté le système décimal que leurs mathématiciens avaient conçu, en utilisant le zéro comme repère.

C’est alors qu’arrive Brahmagupta, au 7ème siècle AC. Il a reconnu le zéro comme représentant un “vide” – non pas le néant, mais plutôt un vide avec un potentiel infini. Il a vu le positif, le zéro et … le négatif. Cette intuition a ouvert la voie aux nombres négatifs et au monde de l’algèbre.

Voici ce qui m’a frappé : notre civilisation occidentale a, elle, mis 800 ans de plus avant de découvrir et adopter ces concepts. Pourquoi ? Parce que notre vision chrétienne du monde voit la création comme partant du néant, jusqu’à ce qu’elle soit créée par un acte divin. Pour nous, avant la création divine, il n’y avait rien. Par conséquent, nous ne pouvions penser qu’en terme positif : une chose existe ou n’existe pas, point final. Pour les chrétiens, l’univers a un début et une fin. Il est linéaire, non cyclique. Cela rendait difficile de concevoir le “vide” comme porteur de sens. En revanche, la pensée hindou-bouddhiste embrasse naturellement le vide comme une force créatrice. Car pour eux, les choses émergent du vide, sans requérir l’intervention d’un acte divin pour exister.

Je réalise seulement maintenant que nous, Européens, n’avons découvert les neuf chiffres et le zéro conceptuel qu’au 12ème siècle, lorsqu’un certain Ludovico Fibonacci de Pise, qui maîtrisait l’arabe, apprit le concept de Brahmagupta auprès des Arabes qui avaient envahi l’Afrique du Nord et l’Espagne. Ces mêmes Arabes qui, eux, l’avaient appris auparavant des hindou-bouddhistes lors de leur invasion du nord de l’Inde au 9ème siècle.

Cette prise de conscience a été un déclic. Mon héritage culturel occidental limite, de manière inconsciente, ma perception et compréhension des choses. Même en tant que non-croyant, je demeure encore l’héritier de ce cadre théologique.

Les implications du zéro conceptuel de Bramagupta sont vertigineuses. Sans le zéro nous n’aurions pas :
• L’algèbre et les nombres négatifs
• La comptabilité à double partie et la finance moderne
• La géométrie analytique
• Le calcul différentiel

Ce qui m’amène à me demander: quelles autres œillères culturelles portons-nous encore ? Nombreuses, sans doute, jusqu’à ce que nous voyagions et acquérions de nouvelles perspectives qui nous aident à voir au-delà de notre vision héritée du monde.