Séjours à Demeure

Durant mon séjour dans les états du Tamil Nadu et du Kerala, j’ai eu l’occasion de séjourner par trois fois chez l’habitant. En l’occurence, dans des demeures de plantations, en altitude. C’est une nouvelle tendance chez certains qui, pour diversifier leur source de revenus, se tournent vers le tourisme international. Une belle opportunité pour les visiteurs de rencontrer des propriétaires fermiers et de pouvoir apprécier leur hospitalité. Et par la meme aussi se familiariser un peu avec la culture agricole dans les tropiques.

Rajakkad Estate

Des trois séjours que j’ai faits sur des plantations, le domaine de Rajakkad a été pour moi le plus intéressant. Un très beau palais dans le style Pallam, construit à l’origine dans l’état du Kerala, à plus de 225 km de son présent emplacement. À l’origine, c’était un palais d’été pour les Maharadjas de Travancore, construit au 18e siècle. Tout en bois (provenant des arbres de la région), c’est un ensemble de poutres, panneaux et écrans, tous imbriqués les uns dans les autres, sans maçonnerie ou meme mortise ou chevilles en bois. Une merveille d’ingéniosité.

Le palais, délabré et à l’abandon pendant de nombreuses années, fut acheté et restauré par un Anglais fortuné vers le milieu des années 80. Il était également inventeur et ingénieur, et à meme d’apprécier le défi que représentait une telle restauration, entreprise dans la pure tradition de l’époque.

Cependant, l’état du Kerala a ceci de particulier que depuis son indépendance en 1957, il a connu plusieurs régimes communistes, démocratiquement élu par la population. Lesquels régimes, soit dit en passant, ont réalisé de réels progrès, dans le domaine du taux d’alphabétisation de la région (le plus élevé en Inde), de la santé publique et des réformes agraires. Mais le régime de l’époque voyait d’un mauvais œil un ancien palais détenu par un étranger, britannique de surcroît, et menaçait d’intervenir. Alors plutôt que de courir le risque d’expropriation, le propriétaire démonta complètement le palais et le transporta dans l’état voisin du Tamil Nadu, hors de portée. Un accomplissement d’autant plus remarquable qu’il lui fallut le faire par deux fois apparemment, avant de parvenir à son présent emplacement.

Aujourd’hui le palais est situé dans les hauteurs des ghats occidentaux de l’Inde (une chaine de montagne qui courent le long de la côte ouest du sous-continent), à 1,000 mètres d’altitude, au milieu d’un paysage qui a très peu changé durant le siècle dernier. Le palais est loin de tout (Dindigul, la ville la plus proche, est à une bonne cinquantaine de KM de là). Il est situé dans une plantation sauvage de café, poivre noir et bananiers, crée par le propriétaire pour procurer une source de revenus destiné à la maintenance de la propriété.

À sa mort, le père légua le palais à son fils Francis, lequel l’a depuis converti en hotel de charme. Les chambres ont été modernisées, avec salle de bain et autres modernités de circonstance. Il est aujourd’hui codétenu par un résident du Tamil Nadu, une personne qui avait été proche de son père à l’époque.

Le service et la nourriture sont de qualité. C’est un endroit charmant pour un voyageur comme moi, car une occasion pour y rencontrer des personnes intéressantes, après tant de semaines passées seul sur la route. Bien que les invités soient essentiellement des Européens, c’est un lieu où l’on peut apprendre beaucoup de choses sur l’Inde d’antan.

La chance fit que mon passage coïncida avec l’arrivée de Francis, lequel commençait son séjour annuel de deux mois, avec son ami Crispin, qui lui aussi est un visiteur fréquent et qui l’aide à améliorer l’exploitation de cette inhabituelle demeure.

Francis est une personne de distinction, un pur produit du système éducatif britannique privé. De taille moyenne, mince et d’un port un tant soit peu languide, il porte des culottes courtes, qui lui donnent un air de gamin. Il arbore une paire de lunettes rondes à grosse monture noire, et, bien que visiblement très cultivé, il aime parler en sautant du coq à l’âne, avec une grace désarmante, excentrique et parfois déroutante.

Crispin qui, de façon frivole, certifie que Francis est dérangé, est, lui aussi, un Anglais excentrique de 77 ans, bedonnant, et habitant en province française depuis près de 30 ans. Un pur produit de l’époque coloniale anglaise. Né en Ecosse, il fut élevé en Afrique du Sud et au Kenya, avant de revenir en Angleterre à l’âge de 10 ans pour aller en pensionnat. À son arrivée à la gare de Victoria à Londres, il reçut son premier choc culturel, en voyant des hommes blancs porter les valises de la famille ! Maman, me confia-t-il, était fortunée et très comme il faut. Aussi, elle réserva trois chambres au Savoy, comme il se devait encore à l’époque. Une pour son mar et ellei, une pour Crispin et son frère, et une pour la nounou. Cependant, après avoir reçu la première facture de l’hotel, elle fut tellement horrifiée par le prix qu’elle déménagea toute la famille dans quelque chose de plus modeste sur Cromwell road. De là, Crispin partit en pension. À sa sortie, il connut les délices de la vie débridée des années 60 à Londres, pleine de sex, drogues et rock’n roll.

Le premier jour dans le palais, je fis la rencontre de Michael et de son compagnon Ash. Michael était “le perfect Englishman”, tellement traumatisé par une enfance dénuée de toute affection, qu’il s’en plaint encore à ce jour. Ash, son compagnon de 30 ans, d’origine indienne, émigra en Angleterre dès son plus jeune âge et du coup parle un anglais impeccable. Tous deux viennent en Inde au moins deux fois par an, pour y visiter, entre autres, sa famille d’origine.

Mon premier diner communal ne comptait que des hommes, tous des homosexuels avérés, mais sans la moindre ostentation. Tous avec des vies intéressantes. Crispin agissait en hôte de maison, et nous distrayait avec ses histoires merveilleuses.

Les jours suivant, j’eus quelques conversations avec Crispin. Nous échangeâmes nos impressions sur les raisons qui nous amenaient à vivre, respectivement, dans un pays autre que notre pays d’origine. Lui, un Britannique, vivant dans un milieu rural français, moi, un Francais, choisissant de vivre également en milieu rural anglais. Je dois avouer que nous eûmes quelques difficultés à trouver un terrain commun d’entente. Probablement parce qu’il est plus facile de critiquer ce que nous détestons de nos pays respectifs, plutôt que d’admettre ce que nous en chérissons. Et aussi d’assumer notre culture d’origine dans un contexte autre que celui dont on est issu peut-être ?

Pendant mon séjour, j’ai également rencontré une écrivain française, un peu hautaine comme il se doit, qui est une ancienne amie de Crispin et de Francis. Lorsqu’elle apprit que j’étais également Français, elle se tourna vers moi au beau milieu du repas et me déclara péremptoirement : “Vous savez, vous n’êtes pas réellement Francais, vous êtes un Anglais”. Ben voyons Madame, mais bien sûr !

J’eus également le plaisir de rencontrer une jeune femme anglaise, Sophie. Elle était récemment devenue veuve, suite au décès d’un très bon ami qu’elle avait épousé à sa demande, juste avant sa mort, d’une maladie incurable. Elle était là à l’insistance de Francis, son ami, pour l’aider à se changer les idées.

Et finalement, je réussis aussi à passer une autre agréable soirée avec un groupe de trois couples français, des Bretons, qui entreprenaient ensemble un voyage en Inde.

Un riche séjour qui me requinqua.

Palakkad

Le second domaine où j’ai séjourné était à environ 200 km à l’ouest du domaine précédent, également dans les Ghats occidentaux, mais du côté Kerala. Il est situé à 40 km de la ville de Palakkad. Une plantation tropicale typique, beaucoup plus importante que la précédente puisqu’elle couvrait plus de 40 hectares. Elle compte environ 15,000 heveas.

À mon arrivée, je fus accueilli par toute la famille, avec le père patriarche en tête. Un accueil chaleureux, suivi d’un repas dans la grande salle à manger où un repas magnifique m’attendait : tapioca (Ninon n’aurait pas apprécié), currie de poisson et de poulet, et que sais-je. Ils m’expliquèrent qu’ils allaient manger de façon traditionnelle, avec la main droite, mais que bien entendu, je pouvais utiliser couteau et fourchette – ce que je fis, car vraiment, je ne peux pas me résoudre à manger avec la main. La nourriture n’a tout simplement pas le meme gout avec la main.

La résidence principale, ou toute la famille habitait, était une belle bâtisse, construite avec des matériaux de choix, souvent provenant de la propriété elle- même. Construite dans les années 1990, elle remplaça l’ancienne résidence du grand-grand père fondateur, qui avait commencé la plantation.

Aujourd’hui c’est Vivex qui gère les choses, un descendant représentant la troisième génération de la famille. Agé d’une quarantaine d’années, il reçut une formation d’ingénieur en logiciel électrique, quand bien meme il avait toujours su qu’un jour ou l’autre, il assurerait la relève  de son père vieillissant pour gérer la plantation. Il a trois enfants, tous en pension, mais ne s’attend pas à ce que son fils ou ses filles prennent la relève.

Leur production principale est le latex (caoutchouc).

Ce latex, qui doit être récolté quotidiennement afin d’éviter qu’il ne coalise dans sa coupole, a une histoire intéressante. C’est un des rares produits de la nature qui survit l’assaut des dérivés du pétrole, tel le caoutchouc synthétique. Il y a deux filières pour le latex. L’une est pour les gros pneus destinés aux camions lourds et le gros matériel de terrassement, pour lesquels on mélange du caoutchouc synthétique avec du latex, ainsi que les pneus d’avions qui, eux, ne comportent que du latex, car lui seul possède la combinaison requise de force et de souplesse élastique pour éviter l’éclatement lors de l’atterrissage. L’autre filière est médicale, tels que gants chirurgicaux, condoms, etc. (La crise de la Covid fut une aubaine pour cette filière).

Mais les temps changent. Meme si le latex a encore des beaux jours devant lui, le défi est maintenant de trouver la main d’œuvre nécessaire pour assurer la récolte. Le latex est un produit à forte intensité de main-d’œuvre spécialisée. Laquelle devient difficile à trouver. D’où les efforts constants de diversification pour assurer la survie de la plantation. Comme les cocotiers pour l’huile de coco, les palmiers d’Areca pour la production des noix de bétel (l’Inde est un des plus gros producteurs au monde de ce produit, pourtant dangereux à la consommation humaine), les plantes grimpantes de poivriers, les cacaotiers, d’autres arbres à épices etc. Ils expérimentent également avec les pousses de vanille, les citronniers verts et que sais-je.

Les propriétaires sont des personnes très cultivées. Mais aussi très traditionnels. Particulièrement frappante est leur profonde foi chrétienne.

Dans le hall d’entrée, il y a un comme un autel en bois rare, avec une magnifique crucifix et un porte-Bible, aussi dans le meme bois rare. Une affirmation sans ambages de leur foi, mais qui étonne néanmoins quand on pense que l’on est dans un pays, certes polythéiste, mais à forte majorité hindoue (>75%).

En quittant, je ne peux m’empêcher de penser que cette plantation, qui existe depuis plus de 75 ans, doit sa prospérité présente à la cohésion familiale sur trois générations. Comme ils sont profondément catholiques, la succession sera équitablement répartie entre les enfants, sans discrimination de sexe. Ce qui implique fragmentation de l’intérieur, en meme temps que de faire face aux défis venus de l’extérieur (en particulier la main d”œuvre). Sa survie va sans doute requérir des changements radicaux. Rendu d’autant plus difficile que l’état du Kerala limite la propriété terrienne à 6 hectares par famille.

Sultan’s Battery

Le dernier domaine que j’ai visité s’appelle Amaryllis, à Sultan’s Battery, au moins 200 km au nord de Palakkad, mais toujours dans l’état du Kerala. C’est une plantation de café, plus en nom qu’en réalité étant donné sa modeste taille. C’est la résidence de Victor et Jini. Lui, un ancien gérant d’une plantation voisine, beaucoup plus importante, se contente maintenant de recevoir des touristes et de les amuser avec ses histoires.

Située à 1,200 mètres d’altitude, la faune locale, abondante, ne manque pas d’alimenter les histoires. Nous étions entourés d’éléphants sauvages friands des bambous locaux, de tigres (un venait d’être malencontreusement étranglé par un piège à sanglier), de singes de toutes sortes, de serpents et que sais-je d’autre. J’eus la chance, pendant mon séjour, de voir aussi un léopard noir, à moins de 30 mètres. Le soir venu, Victor nous invitait dans son bar rempli de mémentos rappelant son passé coloré.

L’endroit comptait deux chambres sur pilotis, avec des vues magnifiques. J’eus la chance de pouvoir en occuper une, parmi les caféiers en fleurs